Siri HUSTVEDT

Discours

Publié le 6 décembre 2019 Mis à jour le 7 mai 2020

Traduction de Gabrielle ADJERAD, doctorante, Centre d’études anglophones (CREA)

En 2017, à Boston, j’ai donné la conférence inaugurale du grand congrès médical de neurologie au Brigham And Women’s Hospital et au Massachussetts General Hospital. Après la discussion au Mass General, je fus invitée à déjeuner avec un groupe de scientifiques qui conduisaient des recherches sur la maladie d’Alzheimer. Par la suite, ils me présentèrent leur leurs travaux. Je leur posai des questions, et ce fut à leur tour de m’en poser. Un jeune scientifique voulut savoir pourquoi il me semblait nécessaire que les gens comme lui lisent de la philosophie, de la littérature et de l’histoire.
Quel usage pouvait-il avoir d’un tel savoir, lui qui, dans son laboratoire, méditait sur des IRM de patients affaiblis en espérant trouver les causes de cette maladie de la mémoire dont le mystère demeurait entier ?

Je lui répondis que si je l’encourageais à lire autant qu’il le pouvait, ce n’était pas pour qu’il parvienne à charmer davantage dans les cocktails mondains, bien que cela fût une conséquence probable.
« Je pense que c’est important, répondis-je, parce que cela vous aidera dans votre propre travail. Plus précisément, cela vous aidera à concevoir de meilleurs modèles dans votre propre recherche ».

Après des décennies de vagabondage entre les disciplines de part et d’autre de la frontière humanités/sciences, ma conviction suivante n’a fait que s’affermir : Giambattista Vico, philosophe et historien italien du XVIIIe siècle, avait raison de nous mettre en garde contre la spécialisation à outrance à l’université et de défendre la rhétorique tout autant que les mathématiques. La fervente critique qu’adresse Vico à Descartes pour son approche mathématique et désincarnée de la pensée est de circonstance/arrive à point nommé. Vico nous avertissait des méfaits de l’oubli de l’imagination, de l’émotion, du récit et du développement dans l’éducation. Il imaginait déjà le phénomène que le physicien du XXe siècle, Erwin Shrödinger, décrirait bien des années plus tard dans son essai, La Nature et les Grecs. La spécialisation scientifique, selon Schrödinger, alliée à un rejet de la métaphysique « engendre le phénomène grotesque d’esprits formés scientifiquement, extrêmement compétents, doués d’une perspective philosophique incroyablement enfantine – sous-développée ou atrophiée ».

Depuis Schrödinger, il est possible que la situation soit devenue plus extrême. Les conversations ont lieu dans des cercles encore plus étroits et les batailles qui se jouent dans une discipline donnée ont souvent pour enjeu la 357e question du champ, jamais la première, la deuxième, la troisième ou la quatrième. Cela est vrai de la pensée féministe aussi bien que de la neurobiologie. On valorise bien plus l’expertise que l’étendue. Il est possible de devenir superbement instruit dans un domaine unique et de demeurer parfaitement ignorant du reste. L’éloge de l’étroitesse n’est pas non plus vraiment nouveau. Ce qui suit est une citation d’un chercheur qui assista à la conférence des physiciens et scientifiques de l’association de Leipzig en 1872 : « La science contemporaine ne se soucie pas de la totalité. Ainsi, elle ne s’efforce pas non plus de donner une vision du monde ». Au lieu de cela, le chercheur devrait se dédier à « une science, ou plutôt, souvent à une partie d’une science. Il ne regarde ni à gauche ni à droite de sorte que le champ de son voisin ne l’empêche pas de se plonger en spécialiste dans le cœur de sa matière » (Riskin, 257).

Quand je donne une conférence à des neurologues, je regarde leur visage se rembrunir dès que j’évoque un philosophe ou un romancier. Lorsque je parle à des professeurs de littérature, je vois l’ennui dans leurs yeux lorsque je fais référence au domaine de l’embryologie ou au problème de l’agentivité dans la philosophie de la biologie. Cette année, j’ai passé une semaine en tant que professeure invitée dans un programme universitaire interdisciplinaire qui comprenait des neuroscientifiques, des professeurs de littérature, des psychologues et des linguistes. Je m’y suis entretenue avec un psychologue qui conduisait des recherches intéressantes sur les émotions. Lui et ses collègues exploraient un sentiment qui n’avait de nom dans aucune culture, à sa connaissance – le sentiment qui fait naître des larmes lorsque quelqu’un est témoin d’un acte de bonté ou de n’importe quel autre moment de tendresse entre des êtres humains. La publicité à la télévision a un talent particulier pour susciter cet affect anonyme.

Durant notre entretien, je lui ai demandé si le sentiment auquel il se consacrait ne pouvait pas être classé dans la catégorie des émotions sociales, et si, par conséquent, il n’était pas acquis à un moment particulier du développement de l’enfant. Plus encore, je voulais savoir s’il acceptait la distinction entre des émotions prétendument fondamentales et des émotions sociales. L’homme se dressa, me regarda et répondit : « Je ne suis pas psychologue du développement ». C’était là sa réponse. Il n’avait visiblement aucune envie de pousser plus avant la discussion. La question outrepassait les limites de son champ. J’imagine également qu’une telle question le mettait mal à l’aise parce qu’elle émanait d’une femme, d’une femme docteure en littérature anglaise, non en psychologie, et qui était connue, entre autres choses, en tant qu’écrivaine de romans – une occupation résolument légère et frivole dont il n’avait que faire. Si certains de ces collègues avaient jugé bon de m’engager en m’attribuant une sorte d’expertise, il ne voyait aucune nécessité à les suivre dans leur folie.

Il est également vrai que la spécialisation présente de nombreux avantages. Au moment d’entrer dans une salle d’opération, personne ne veut se rendre compte que le.a chirurgien.ne est sur le point de réaliser un pontage coronarien pour la première fois. Je ne comprends pas comment marche mon ordinateur, mais je compte sur la machine pour écrire. De nombreux spécialistes ont contribué à sa création. En ne regardant ni à gauche ni à droite, les chercheurs ont fait d’innombrables découvertes, qui sont aussi bien théoriques que technologiques. Nous pouvons tout à la fois nous inquiéter et nous réjouir des innovations du big data, par exemple, qui sont le fruit d’un progrès technologique croissant mais qui intègrent néanmoins dans leurs programmes les préjugés raciaux et genrés de leurs développeurs. Nous pouvons faire l’éloge de Daniel Kahneman, lauréat du Prix Nobel d’économie, pour les expériences de psychologie bien encadrées qu’il a menées et qui démontrent que les décisions économiques ne sont pas seulement fondées sur du raisonnement déductif et de la logique. Un tel éloge ne nous empêche pas de nous demander, néanmoins, ce qui a bien pu arriver à la longue histoire des idées qui a précédé la grande idée du Professeur Kahneman, une histoire qu’il ignore totalement dans son fameux livre, Système 1/ Système 2 : les deux vitesses de la pensée. Qu’est-il advenu des conclusions bien plus subtiles sur la question de l’inférence inconsciente et du rôle de l’émotion dans le comportement humain ? Hermann von Helmholtz, William James, Pierre Janet, Sigmund Freud et Simone Weil ne sont que quelques-unes des nombreuses références éminentes qui pourraient être consultées à ce sujet.

Je m’oppose ici à quelque chose qui va au-delà de l’amnésie historique. Après tout, l’amnésique doit oublier ce qu’elle a un jour connu. Je m’oppose à l’arrogance intellectuelle qui naît de l’ignorance volontaire et des certitudes présomptueuses que seule une obstruction complète de la vue à la gauche et à droite peut permettre. Je suis contre les modèles dont héritent les chercheurs ou les scientifiques et qu’ils considèrent comme incontestables ; ces modèles devenus inconscient. Je suis préoccupée par le neuroscientifique, qui cherche le « mécanisme » cérébral de telle maladie ou de tel état psychologique mais qui ne sait rien de la notion de « mécanisme » au XVIIe siècle ou qui ignore que ses hypothèses sont solidement remises en cause par la philosophie contemporaine de la biologie.

Il n’y a pas que dans le domaine de la science que l’on trouve de telles hypothèses considérées comme incontestables. Ce que Michael Polanyi et Thomas Kuhn après lui ont remis en question dans le modèle scientifique s’étend à toutes les disciplines universitaires. Je l’observe chez l’étudiant en art qui croit avoir conçu un travail parfaitement « nouveau » tandis qu’il n’a qu’à se pencher sur les œuvres du siècle passé pour constater que ce qu’il fait n’est pas du tout innovant. Je l’observe chez le romancier qui remanie des conventions si éculées qu’elles attristent n’importe quel lecteur attaché à ce genre. Je l’observe dans des travaux universitaires très sophistiqués, pour lesquels le mot « essentialisme » est devenu une injure puisque la question de ce que l’animal humain pourrait partager avec les semblables de son espèce a déjà été résolue et ne peut plus être posée. Je l’observe dans les prédictions de l’intelligence artificielle qui ne cessent de remettre à plus tard le moment où l’on se libérera enfin et pour de bon de la biologie, où l’on pourra télécharger le contenu de notre esprit dans un ordinateur, et atteindre l’immortalité. Actuellement, on prévoit que cela arrivera vers 2045.

Les prévisions de l’intelligence artificielle reposent sur un modèle mental néo-cartésien qui aurait plongé Vico dans un grand désarroi, tant ce modèle détache le soma de la psychè. Dans sa Méthode des études de notre temps, Vico critiquait Francis Bacon, père de la méthode scientifique, qu’il admirait mais dont il fustigeait l’optimisme excessif : « Mais, alors même qu’il découvre un nouveau monde des sciences, écrit Vico, il [Bacon] prouve qu’il est davantage digne d’appartenir à ce nouveau monde qu’à notre monde terrestre. En effet ses demandes démesurées surpassent tellement les capacités humaines, qu’il semble avoir montré ce qui nous manque nécessairement pour parvenir à une sagesse totalement accomplie, plutôt que les moyens de pallier ce manque » (La Méthode des études de notre temps, 1708, traduction Alain Pons). J’ignore si Vico pensait en particulier à The Masculine Birth of Time (non traduit en français, à ma connaissance), mais dans ce texte, le père de la révolution scientifique envisageait la pénétration ultime des Secrets de la Nature, figurée sous les traits d’une femme. Bacon prédit que les fruits de la science engendreront « une race bénie de Héros et de Surhommes qui vaincront l’impuissance et la pauvreté incommensurables de la race humaine » (41, version anglaise). Le texte de Bacon qui présage la naissance masculine d’une nouvelle temporalité, n’a pas fait l’unanimité. Evelyn Fox Keller, généticienne et philosophe des sciences, fait notamment figure d’adversaire redoutable. Mais, au moins depuis Le Banquet de Platon, le fantasme de la naissance masculine fait partie intégrante de la tradition occidentale, et c’est à partir de lui que nous avons créé une grande chaîne de disciplines universitaires. Les sciences dures et masculines sont au sommet avec les anges, les humanités et les arts féminins pataugent tout en bas parmi les vers de terre.

Bacon est mort en 1626. Nous attendons encore la sagesse absolue et/ou l’immortalité par ordinateur interposé. Reconnaissons ceci : les voies du savoir sont nombreuses. La méthode par induction de Bacon est un apport inestimable dans l’Histoire des sciences. Le scepticisme cartésien est exaltant. Les mouvements de son esprit, qu’il consigna de manière détaillée dans Les Méditations métaphysiques, procurent une grande joie de lecture. Mais, les récits dominants peuvent écraser les autres, ils peuvent reléguer la critique que fait Vico de Bacon et de Descartes à la marge. Vico rejoint les chanteurs quasiment bâillonnés de l’histoire intellectuelle. Et il existe des voix encore plus étouffées, comme celle de Margaret Cavendish, qui précède Vico, une femme qui écrivait de la physique au XVIIe, et qui refusait à la fois le dualisme cartésien de la substance et la pensée mécaniste de Hobbes. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle est reconnue par les philosophes, une reconnaissance qui a quelques siècles de retard.

Un véritable pluralisme épistémologique propose un modèle d’enquête qui admet les limites de n’importe quel modèle ou de n’importe quel système sans rejeter les connaissances qui sont nées de leur utilisation. « Tous les modèles sont faux, disait le statisticien George Box, mais certains sont utiles ». Nous devons nous méfier des hiérarchies que nous avons créées parmi ces modèles utiles mais faillibles ainsi que des échelles de valeur que nous leur avons appliquées. Aucun modèle unique de pensée ne peut englober la nature complexe de l’univers voire même la nature complexe d’un être humain. Je pense qu’il n’existe pas et qu’il n’existera jamais de théorie du tout.

Le jeune scientifique du Mass General m’a posé une question sincère sur l’ampleur de ses lectures et je lui ai répondu du mieux que j’ai pu : Cela vous aidera dans votre propre travail. La maladie d’Alzheimer affecte la mémoire et la perception du temps, ce qui met en danger ce que l’on appelle « le moi ». Je songe à un grand nombre de textes littéraires et philosophiques qui pourraient lui permettre d’examiner ce qui l’occupe sous un autre angle et de repenser les frontières des modèles dont il a hérité. J’ai posé une question sincère au psychologue et il a décidé de mettre un terme à ce qui aurait pu devenir un dialogue. Personne n’est à l’abri de l’ignorance. Les préjugés et l’orgueil démesuré peuvent être surmontés.

Jusqu’à un moment tardif de sa vie, Vico fut au désespoir. Son œuvre majeure ne reçut pas l’attention qu’il avait espérée. Il continue à faire partie d’un récit qui n’a pas eu gain de cause. Mais, parfois, regarder en arrière permet d’ouvrir un chemin futur – de trouver une manière de repenser et d’interroger des présupposés automatiques. Dans une époque de crise politique et écologique, il me semble urgent de reconsidérer ce que nous pensons savoir avec courage et franchise. Ce n’est pas le moment de couper court au dialogue ou de faire taire ceux ou celles qui, hier ou aujourd’hui, ont quelque chose de vital à nous dire.

Seul le prononcé fait foi

Mis à jour le 07 mai 2020