S.E.M Abdulqawi YUSUF-Discours

Publié le 10 février 2020 Mis à jour le 7 mai 2020
"Monsieur le président,
Distingués professeurs,
Chers invités,
Mesdames et Messieurs,

C’est avec gratitude et humilité que j’accepte cet honneur dont l’Université de Nanterre, haut temple du monde universitaire en France, a bien voulu me faire. Permettez-moi de vous remercier, vous, Monsieur le Président, ainsi que les internationalistes du CEDIN, d’avoir proposé mon nom pour cette insigne distinction.

Je suis très reconnaissant au Professeur Franck Latty pour ses éloges. Mais je dois vous avouer que je viens d’une culture où l’éloge publique est considérée particulièrement gênante pour celui qui la reçoit. J’étais donc quelque peu embarrassé en écoutant toutes ses belles paroles. Il y a en effet un proverbe somalien qui dit que : « Le meilleur moment pour faire l’éloge publique d’une personne est lorsqu’elle est très loin ou déjà décédée ».

Toutefois, je me rappelle aussi cette humble confession du grand poète Bengali, Ravindranath Tagore – une personnalité que j’ai toujours admirée. Il disait en anglais « Praise shames me for I secretly beg for it. »; en français, « L’éloge me fait honte car je prie en secret d’en recevoir », et j’ajouterai, surtout en présence de mon épouse.

Je suis donc en ce moment pris en étau entre les deux rives de l’Océan indien, mais ce n’est pas la première fois que je me retrouve dans une telle situation. J’ai appris depuis mon jeune âge à naviguer entre plusieurs cultures. J’essayerai donc d’une façon ou d’une autre de les réconcilier.

L’université de Paris Nanterre, qui a vu naître le mouvement profondément transformateur de mai 1968, est renommée pour ses innovations pionnières dans le contenu et les méthodes de son enseignement. Mais, le mouvement des étudiants de mai 68 n’était pas isolé. Il avait été précédé par les luttes d’indépendance des pays africains du début des années 60. Sans ces indépendances, je ne crois pas que je serais avec vous aujourd’hui pour cette cérémonie. Je n’aurais pas non plus fait carrière en droit international ou dans la justice internationale.

Je dois toutefois vous le confesser. Je ne suis pas venu au droit international par choix délibéré, mais plutôt de façon fortuite. Quand j’étudiais encore le droit à l’Université de Mogadiscio en Somalie, aux débuts des années 70s, mon ambition était de devenir avocat, spécialisé principalement en droit civil et pénal. Je ne savais pas grand-chose du droit international. En revanche, je savais qu’il n’y avait pas beaucoup de cabinet d’avocats à Mogadiscio et que je pourrais donc facilement y établir un bon cabinet juridique.

Toutefois, pour compléter mes études de droit, je devais rédiger et défendre un mémoire ou « Tesi di laurea » en italien. C’est en cherchant un sujet pour ce mémoire que je suis tombé dans le domaine du droit international et du droit régional africain. On me demande souvent aujourd’hui pourquoi je m’intéresse autant au droit africain. La raison est très simple : j’ai commencé par là.

En effet, suite à des suggestions d’amis, j’ai découvert que l’Organisation de l’unité africaine, actuelle Union africaine, avait adopté dès 1965 un Protocole de médiation, de conciliation et d’arbitrage. À cette époque où la Somalie avait des différends territoriaux avec ses voisins, notamment le Kenya et l’Éthiopie, j’étais convaincu que le règlement pacifique des différends pouvait éviter la guerre et les conflits interminables entre ces pays d’Afrique orientale. Un tel règlement pourrait aussi leur permettre de focaliser leurs énergies à la satisfaction des besoins de leurs populations. J’ai décidé donc de rédiger mon mémoire sur ce sujet. Une cinquantaine d’années après, je continue à travailler sur ces questions. La rencontre était fortuite mais la relation est devenue pérenne : on ne s’est plus quitté.

Il n’était pas cependant aisé à cette époque pour un jeune africain de se spécialiser en droit international. La discipline n’était pas connue du grand public. Même les étudiants de droit la considéraient comme une matière marginale. En plus, il n’y avait pas de juristes somaliens ou africains précurseurs dans ce domaine dont nous aurions pu suivre les traces.

Pire encore, les gouvernements africains, dans leur large majorité, nourrissaient des appréhensions à l’égard du droit international. Beaucoup avaient encore fraîchement en mémoire que le droit international avait été utilisé dans le passé comme instrument au service de l’esclavage, de la colonisation et du pillage des ressources du Continent. Cette appréhension fut malheureusement renforcée par l’arrêt de la Cour internationale de Justice du 18 juillet 1966 dans les affaires du Sud-Ouest africain.

Cet arrêt a contribué au boycott de la Cour par les pays africains pendant au moins deux décennies. Il ne faut pas cependant s’y méprendre. Les États africains n’exprimaient pas par ce désamour un manque de foi dans le règlement pacifique des différends en tant que tel. Les causes étaient plus profondes et concernaient surtout le contenu même du droit international. C’est pourquoi les États africains, avec l’aide d’autres pays de ce qu’on appelait à l’époque le tiers-monde, avaient décidé de redoubler leurs efforts pour une mise à jour et un enrichissement du contenu des règles du droit international.

En vérité, ces efforts pour faire évoluer le droit international commencèrent avant l’accession à l’indépendance des pays africains. Il s’agissait de faire en sorte que le droit international reflète plus les traditions juridiques, les besoins et les intérêts de tous les peuples composant la communauté internationale. Déjà en 1919, lors de la conférence de Paris qui se tenait en même temps que celle de Versailles, le Congrès panafricain avait appelé à l’exercice par les peuples colonisés de leur droit à disposer d’eux-mêmes. Ces appels furent répétés lors des conférences de Londres, de New York et celle de Manchester de 1945.

Les efforts du mouvement panafricaniste pour la réforme du droit international, d’origine privée et associative, furent renforcés par l’arrivée des pays asiatiques et de quelques pays africains, en tant qu’États indépendants, sur la scène internationale dans les années quarante et cinquante.

Un moment marquant de cette lutte fut l’organisation de la conférence de Bandung en 1955. C’est à cette conférence que les principes dits de Bandung ont été adoptés. Munis de ces principes, de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration universelle des droits de l’homme, les pays afro-asiatiques utilisèrent leur nombre croissant à l’Assemblée générale des Nations Unies pour accélérer la réforme et l’universalisation du droit international. Il fallait, tout d’abord, écarter les normes qui légitimaient l’entreprise coloniale et le traitement inégal des peuples, puis faire évoluer et développer le droit international coutumier par le biais des grandes conférences de codification et l’adoption de résolutions normatives par l’Assemblée générale des Nations Unies.

Parmi ces résolutions, je citerai la résolution 1514 (XV) relative à l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, la résolution 1803 (XVII) relative au principe de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles, la résolution 2625 (XXV) au sujet des principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies. Le droit international coutumier s’est enrichi grâce à ces résolutions.

Toutefois, les Etats africains ne pouvaient pas se limiter à la simple réforme du droit international universel puisqu’il fallait aussi renforcer les solidarités entre peuples africains et aussi développer leur pays. Les États africains devaient également adopter des normes mieux adaptées aux relations entre États et peuples africains ainsi qu’à l’organisation du panafricanisme. Comme résultat de leurs actions, nous avons désormais au niveau africain un ensemble de règles régionales qu’il me plaît de désigner par le terme de « droit public africain ». Ce droit public africain a étendu le champ de protection des règles du droit international universel, tout en facilitant l’intégration économique et politique du Continent. À titre illustratif, on peut mentionner les conventions africaines sur le droit des refugiés, les droits des enfants, les droits de la femme, ainsi que la Charte africaine des droits humains et des peuples. Les protections conférées par ces instruments excèdent celles qui existent au niveau universel.

L’an 2020 qui vient de s’annoncer marquera le soixantenaire des indépendances africaines. À l’heure du bilan, les promesses d’un droit international au service des peuples les plus faibles et les plus démunis semblent loin d’avoir été tenues. Les avancées normatives dont je parlais ne se sont pas toujours traduites par un changement du quotidien des populations africaines. S’il est vrai, par exemple, que le nombre de conflits armés interétatiques a largement diminué de nos jours, les conflits internes se révèlent à l’expérience plus difficiles à prévenir et à résoudre en Afrique. De même, la consécration du principe de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles n’a pas, malgré la richesse du Continent, libéré les peuples africains de la pauvreté ou de la faim. Les principes garantis par la Charte africaine des droits humains et des peuples n’auront pas non plus suffi à libérer toutes les populations africaines de la peur et des régimes dictatoriaux.

Si telle est la situation en Afrique, qu’en est-il au niveau universel ? Malheureusement, nous assistons aujourd’hui à ce niveau à des questionnements sur l’avenir même du système multilatéral qui a permis la décolonisation et la participation des peuples afro-asiatiques à la communauté internationale. Ce système a aussi apporté la paix à l’Europe qui avait connu dans le passé des guerres catastrophiques pour l’humanité toute entière.

Pourtant de nos jours, on observe la prolifération des foyers de tension de part et d’autre. On note aussi le retrait de certains États d’importants traités ou arrangements multilatéraux. Tous ces faits semblent nourrir les discours alarmants sur la « crise du multilatéralisme ».

Personnellement, je regarde l’avenir avec confiance. L’humanité n’a pas encore trouvé de substitut au droit international pour régir les relations internationales. Et ce n’est pas faute d’avoir cherché. Cela vaut certainement pour les règles de droit international régissant la coexistence pacifique entre les États. Je pense ici au principe de la prohibition du recours à la force dans les relations internationales. Ce n’est pas pour rien que ce principe a été consacré à l’article 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies. Il est renforcé par d’autres principes tout aussi cardinaux comme la non-ingérence dans les affaires intérieures des États, le principe de l’égalité souveraine des États, le principe de l’égalité des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes et le principe du règlement pacifique des différends.

L’humanité ne peut pas retourner aux grandes guerres du dix-neuvième et de la première moitié du vingtième siècle. Nul ne supportera un système où les « droits » s’acquerront et s’exerceront à coups de canon. La paix et le progrès réalisés durant les 75 ans de la Charte des Nations Unies - que nous allons fêter cette année - sont des acquis tangibles de la primauté du droit au niveau international. Ceci ne doit jamais être oublié.

En plus des règles de coexistence pacifique, le progrès de ces dernières années trouve également ces racines dans les règles du droit international relatives à la coopération entre peuples et nations dans un monde de plus en plus globalisé. Ce sont ces règles qui permettent aux peuples de différentes régions et cultures de prendre l’avion et de voyager à travers le monde, d’échanger biens et services, de communiquer au-delà des frontières et des océans, de combattre ensemble les pandémies et de préserver le patrimoine culturel de l’humanité.

Néanmoins, les défis sont grands et seul le renforcement du multilatéralisme et de la coopération internationale permettront de regarder l’avenir avec un peu plus de rêves et avec une audace semblable à celle des années post-guerre et celle des indépendances afro-asiatiques. Il faut aussi songer à l’établissement d’instruments normatifs concernant les défis du moment. En plus de la lutte contre le réchauffement climatique consacrée par l’accord de Paris, je mentionnerai la hausse du niveau des océans, ainsi que la nécessité de mobiliser la solidarité internationale contre l’extrême pauvreté et des questions y afférentes comme celle de l’immigration. J’y ajouterai également d’autres questions qui, si elles peuvent paraître futuristes, n’en sont pas moins réelles. C’est le cas du contrôle par les grandes entreprises numériques des données personnelles, ce qui peut être attentoire à la vie privée. C’est aussi celui de l’utilisation de l’intelligence artificielle ou de l’espace à des fins militaires.

Ces préoccupations que nul ne peut ignorer aujourd’hui requièrent le renforcement de l’état de droit au niveau international. C’est seulement avec un système de coopération internationale basé sur l’état de droit que nous pourrons affronter toutes ces urgences et les défis qui se dressent devant nous et notre planète.

Dans ce contexte, le fait que l’université de Paris Nanterre, qui est « l’université des possibles », confère aujourd’hui le doctorat honoris causa à deux fils de pays afro-asiatiques révèle tout le chemin parcouru par l’humanité au cours des soixante-quinze dernières années, mais plus crucialement encore, tout le chemin qui nous reste à parcourir.

Je vous remercie de nouveau, Monsieur le Président, pour ce grand honneur que l’université de Paris Nanterre vient de me faire aujourd’hui"

Seul le prononcé fait foi

Mis à jour le 07 mai 2020